De la géopolitique à l’IA – entrepreneurs et entreprises familiales repensent un monde en mutation lors du sommet LO Generations 2024.

    De prime abord, le paysage toscan semble intemporel. Des villages centenaires nichés dans des collines vallonnées, qui produisent les meilleurs vins et huiles d’olive selon les mêmes techniques utilisées depuis des centaines d’années, et dont les vignobles et les oliveraies ont été transmis de génération en génération au sein des mêmes familles.

    Pourtant, la modernité s’immisce même dans ce monde ancestral, avec son lot de menaces et de nouvelles opportunités. Les tensions géopolitiques mondiales compromettent les exportations, le changement climatique fait peser de nouveaux risques sur les communautés agricoles, l’intelligence artificielle (IA) est susceptible de transformer les modèles d’entreprise et l’évolution démographique met en péril certaines des entreprises familiales multigénérationnelles qui ont contribué à façonner la région.

    C’est pourquoi nous avons choisi la Toscane pour notre sommet annuel LO Generations, où nous avons réuni des dirigeants d’entreprises familiales, des entrepreneurs, des investisseurs et les leaders d’opinion de demain pour repenser les bouleversements profonds que le monde traverse, et pour réfléchir à la manière dont les investisseurs devraient y faire face.

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    Banque privée fondée il y a plus de 225 ans et entretenant des liens familiaux étroits avec ses fondateurs, Lombard Odier est idéalement placée pour accompagner les entrepreneurs et les entreprises familiales dans leur évolution face à un environnement économique et social en pleine mutation. En ouverture d’une série de tables rondes, Samy Chaar, Chef économiste et CIO Suisse de Lombard Odier, a inauguré le sommet en analysant la transition mondiale de la « libéralisation du commerce à la fragmentation ».

    Les investissements directs des États-Unis en Chine, l’usine du monde, se sont totalement évaporés. Mais cet argent ne disparaît pas, il se réorganise

    La place de l’Europe dans le nouvel ordre mondial

    « Nous avons tous grandi dans un monde caractérisé par la libéralisation du commerce, le libre-échange et la mondialisation. Mais nous vivons aujourd’hui dans un monde marqué par une compétition stratégique entre la Chine et les États-Unis. Nous sommes revenus à une forme de logique des blocs », a expliqué Samy Chaar.

    « Les investissements directs des États-Unis en Chine, l’usine du monde, se sont totalement évaporés. Mais cet argent ne disparaît pas, il se réorganise. Aujourd’hui, les États-Unis cherchent d’autres pays dans lesquels investir pour pouvoir fabriquer ce dont ils ont besoin : l’Inde, le Mexique, la Pologne. »

    « Sur le principe, il n’y a rien de nouveau. C’est ainsi que les choses se sont passées pendant des décennies après la Seconde Guerre mondiale, et nous pouvons donc tirer d’importantes leçons du passé. Après la guerre, le plan Marshall de reconstruction de l’Europe a coûté USD 1’500 milliards en monnaie d’aujourd’hui. Alors que le monde se fragmente, nous assistons aujourd’hui à une explosion des dépenses d’investissement1 mises en œuvre par les Américains, tant dans le secteur public que privé, dont la valeur est le double de celle du plan Marshall. En fait, les Américains injectent l’équivalent de deux plans Marshall dans le système pour qu’il s’adapte à ce nouveau monde fragmenté. »

    « Pour chaque bloc, l’enjeu consistera à réduire les risques vis-à-vis de l’autre. Cela signifie qu’il faut diminuer sa dépendance à l’égard des exportations en provenance de l’autre bloc. Chacun cherche à sécuriser ses chaînes d’approvisionnement. Les pays veulent sécuriser leurs sources d’approvisionnement en énergie. Cela nécessitera beaucoup d’investissements. »

    Dans les années 1980, l’Italie représentait à elle seule un PIB équivalent à celui de la Chine et de l’Inde réunies. Aujourd’hui, la Chine et l’Inde totalisent 25% du PIB mondial, soit dix fois plus que l’Italie

    Le professeur Enrico Letta, ancien Premier ministre italien, Président de l’Institut Jacques Delors et Rapporteur de l’UE sur l’avenir du marché unique, qui a pris la parole après Samy Chaar, a averti que pendant que les États-Unis prenaient le taureau par les cornes, l’Europe se laissait distancer.

    « L’alarme rouge pour les institutions européennes est que dans de nombreux domaines, nous sommes à la traîne non seulement des États-Unis, mais aussi de la Chine », a-t-il déclaré. « Dans les années 1980, lorsque le marché unique a été créé, l’Italie représentait à elle seule un PIB équivalent à celui de la Chine et de l’Inde réunies. Aujourd’hui, la Chine et l’Inde totalisent 25% du PIB mondial, soit dix fois plus que l’Italie. »

    « Le problème essentiel est que, bien que nous considérions l’Europe comme un espace économique unique, en réalité, sur de nombreux aspects, l’Europe n’est qu’une expression géographique. Pour que l’UE retrouve sa force, nous devons achever l’intégration européenne, en particulier dans les domaines des marchés financiers, des télécommunications, de la défense et de l’énergie. La fragmentation dans ces domaines est notre principal problème. »

    Une économie fondée sur la nature – un monde fabriqué à partir d’air

    Cependant, a prévenu le professeur Letta, la poursuite de l’intégration se heurte à des difficultés politiques, en partie dues aux efforts de l’UE en matière de durabilité environnementale, qui ont suscité des mouvements de protestation et une montée du nationalisme. Nous ne pouvons pas dire à des centaines de milliers de travailleurs de l’industrie automobile : « C’est fini, vous n’avez plus d’emploi. » Nous ne pouvons pas dire aux agriculteurs qu’ils vont perdre 10% de leurs revenus à cause de la transition verte. Cela ne favorisera pas l’intégration de l’UE. Certains disent qu’il faut différer le processus. Je ne pense pas que ce soit la bonne approche. Nous devons plutôt trouver un moyen de financer la transition. »

    Si nous ne valorisons pas la nature, nous devrons payer le coût de sa destruction. Tous les secteurs de l’économie vont en subir les conséquences

    Marc Palahí, Chief Nature Officer chez holistiQ Investment Partners, s’est fait l’écho de ce constat. Alors que les pertes économiques liées au changement climatique ne cessent de croître, il n’est pas possible de retarder les choses, a-t-il déclaré. « Au cours des cinq dernières années, les pertes globales assurées dues à la dégradation de la nature causée par le changement climatique ont doublé par rapport aux cinq années précédentes. La nouvelle normalité dépasse les USD 100 milliards de pertes assurées par an. Mais il ne s’agit là que des pertes assurées – les coûts totaux sont bien plus élevés. Si nous ne valorisons pas la nature, nous devrons payer le coût de sa destruction. Tous les secteurs de l’économie vont en subir les conséquences. »

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    Cependant, selon Marc Palahí, il y a de l’espoir. En investissant dans la nature elle-même, nous pouvons inverser le cours du changement climatique et de la perte de biodiversité, mais aussi découvrir une nouvelle valeur économique. Prenant l’exemple de la production alimentaire, il a expliqué que l’adoption d’un modèle fondé sur la nature, tel que l’agriculture régénérative ou l’agroforesterie, pourrait accroître jusqu’à 35% la rentabilité des exploitations agricoles, multiplier par trois la valeur des terres et, surtout, réduire de 50% les pertes dues à des phénomènes météorologiques violents. En outre, en améliorant la santé des sols, les systèmes alimentaires actuels pourraient même passer du statut d’émetteur de carbone à celui de puits de carbone net.

    Dans tous les secteurs, a-t-il ajouté, les grandes marques rechercheront de plus en plus des produits fabriqués en harmonie avec la nature. « En conclusion, je suis convaincu que la demande d’actifs, de solutions et de chaînes de valeur fondés sur la nature dépassera l’offre. »

    Nicholas Flanders, cofondateur et CEO de Twelve, une entreprise californienne spécialisée dans la transformation du carbone, a souligné le potentiel offert par la technologie pour renforcer les solutions climatiques fondées sur la nature, ainsi que l’énorme opportunité qui s’offre aux investisseurs. Twelve, a-t-il expliqué, a désormais la capacité d’utiliser le carbone capté pour produire du carburant d’aviation émettant jusqu’à 90% d’émissions en moins2, et a conclu des partenariats d’une valeur de plusieurs centaines de millions de dollars avec Microsoft, Alaska Airlines et IAG. Twelve a également remplacé le pétrole pour la fabrication de nombreux matériaux utilisés au quotidien et a démontré l’efficacité de sa technologie en fabriquant les premières lunettes de soleil et pièces automobiles CO₂Made® au monde.

    Et si, au contraire, vous pouviez transformer le CO₂ capté en produits utiles ? C’est cela la transformation du carbone. Notre mission est de construire un monde fabriqué à partir d’air

    « Notre ennemi, ce n’est pas le carbone, c’est la façon dont nous l’avons utilisé », affirme-t-il. « Vous avez probablement entendu parler du piégeage et du stockage du dioxyde de carbone. Il s’agit du processus de captage du CO₂, mais qu’en fait-on ensuite ? L’enfouir sous terre permet de réduire les émissions, mais cela ne crée pas de nouvelle valeur. Et si, au contraire, vous pouviez transformer le CO₂ capté en produits utiles ? C’est cela la transformation du carbone. Notre mission est de construire un monde fabriqué à partir d’air. »

    L’IA libère un nouveau potentiel créatif

    Le thème de la technologie a également été abordé par Sofia Crespo, une artiste neuronale dont les révolutionnaires œuvres d’art numériques ont été exposées à Times Square, à New York, et au Centre Pompidou, à Paris. Pour répondre à la question « L’intelligence artificielle constitue-t-elle une menace ou une opportunité ? », Sofia Crespo a expliqué comment elle a adopté l’intelligence artificielle pour produire des œuvres d’art à partir du big data, libérant ainsi un potentiel créatif qui n’aurait pas pu être exploité autrement.

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    « Je vois l’IA comme un outil permettant d’extraire des modèles à partir de données », a-t-elle déclaré. « Personnellement, j’ai des limites quant aux choses que je suis capable d’imaginer. Et ces limites dépendent de ce que j’ai pu percevoir au cours de ma vie : c’est en quelque sorte mon propre ensemble de données. Aujourd’hui, nous avons le big data et l’IA. »

    Toutefois, rappelant l’importance d’utiliser l’IA pour assister plutôt que pour remplacer les êtres humains, elle a ajouté que « l’IA n’est pas quelque chose que l’on peut utiliser en quelques clics et le tour est joué, il est important de dialoguer avec. Les technologies qui se développent aujourd’hui vont changer la façon dont nous percevons le monde qui nous entoure. »

    Comme dans de nombreux secteurs et industries, l’IA transforme déjà le monde de l’art. « Ce que je constate, c’est que les institutions commencent lentement à adopter l’art numérique. Elles le font parfois silencieusement, de sorte que peu de gens s’en rendent compte. Par exemple, le Centre Pompidou vient d’ajouter des NFT (jetons non fongibles) à sa collection. On n’en fait pas encore beaucoup la promotion, mais les institutions le font et, ce faisant, elles légitiment l’art IA. »

    Pour une entreprise qui existe depuis longtemps, on pourrait penser que sa principale valeur est son héritage. En réalité, pour rester sur le marché, il faut innover

    Entreprises familiales – la rencontre de la tradition et de l’innovation

    Claudio Stefani Giusti, CEO et propriétaire d’Acetaia Giusti, l’un des plus anciens fabricants italiens de vinaigre balsamique, a également souligné l’importance de participer au changement. Accompagné de Marie-Christine von Pezold, Directrice du Family Business Network Suisse, il a expliqué comment il a fait passer l’entreprise Giusti, fondée il y a 419 ans et détenue par la 17e génération de la famille, d’un chiffre d’affaires de EUR 1,7 million à EUR 20 millions en l’espace de deux décennies seulement, avec une présence dans 80 pays.

    À l’instar de la philosophie de Lombard Odier – « rethink everything® » – Claudio Giusti a expliqué que le succès à long terme d’une entreprise familiale passe par une volonté permanente d’innover. « La longévité passe par l’innovation. Pour une entreprise qui existe depuis longtemps, on pourrait penser que sa principale valeur est son héritage. En réalité, pour rester sur le marché, il faut innover. Un autre élément important est le facteur humain. C’est l’approche centrée sur l’humain qui fait la différence : l’objectif final de tout ce que nous faisons, ce sont les gens. Si vous impliquez la nouvelle génération, les choses changeront. »

    En conclusion des tables rondes, Xavier Bonna, fils d’un ancien Associé-gérant de Lombard Odier et bientôt Associé-gérant lui-même, a résumé l’importance de l’attention portée à la prochaine génération. « Nous transmettons les clés de génération en génération. C’est un héritage que nous valorisons énormément. »

    Toutefois, a-t-il ajouté, « il ne s’agit pas seulement de maintenir vivantes les traditions. Il s’agit aussi de construire un avenir durable. Chaque génération apporte ses propres idées, ses propres expériences et cela permet d’apprendre les uns des autres. Chez Lombard Odier, cette approche fait partie de notre philosophie et constitue le secret de notre longévité. Nous repensons constamment le monde qui nous entoure. »

    2 sources
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    +
    1 Les dépenses d’investissement (CapEx) sont des fonds qu’une entreprise consacre à l’acquisition, à la mise à niveau et à l’entretien d’actifs physiques.
    2 Know Your SAF: Guide to Sustainable Aviation Fuels (twelve.co)

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