Laura Garcia, Nature Specialist chez Lombard Odier Investment Managers
Alors que la 29e Conférence des Nations unies sur le changement climatique (COP29) débute à Bakou, en Azerbaïdjan, l'attention mondiale se tourne vers les demandes urgentes d'action climatique et de préservation de la biodiversité. Récemment, la 16e Conférence des parties à la Convention sur la diversité biologique (COP16) s'est achevée à Cali, en Colombie, où les dirigeants du monde entier se sont réunis pour évaluer les progrès accomplis, deux ans après l’historique COP15 de 2022.
L'engagement de protéger 30% des terres et des océans de la planète d'ici à 2030 reste un objectif majeur, mais la conférence de Cali a mis en évidence les obstacles à la réalisation de ces objectifs. En amont de la COP29, Laura García Vélez, Nature Specialist chez Lombard Odier Investment Managers (LOIM), est revenue sur le bilan de la COP16, ainsi que sur le rôle essentiel des investissements fondés sur la nature pour aligner la croissance économique sur un avenir durable et respectueux de la nature.
Quels sont les trois principaux points à retenir de la COP16 ?
- Si les négociations de la COP16 n’ont pas donné les résultats escomptés, puisqu’aucun accord n’a été conclu sur le cadre de suivi du Cadre mondial de la biodiversité (CMB) ou sur une augmentation substantielle du financement public du CMB1, des avancées significatives ont été réalisées afin de garantir la participation pleine et effective des peuples autochtones et des communautés locales aux travaux menés dans le cadre de la Convention. En outre, l’accord visant à rendre opérationnel le Fonds de Cali2 qui fait partie du mécanisme de partage équitable des bénéfices provenant de l'utilisation des informations de séquençage digital, constitue une avancée historique.
- De toutes les conventions sur la biodiversité, la COP16 est celle qui a accueilli le plus grand nombre d’entreprises, avec plus de 1’300 représentants, contre une poignée seulement lors de la COP14. Au nombre des participants figuraient des entreprises et un large éventail d’acteurs de l’ensemble de la chaîne de valeur financière, tels que des compagnies d’assurance, des gestionnaires d’actifs, des banques commerciales, des détenteurs d’actifs et des fonds de pension, qui ont appelé les gouvernements à prendre des mesures audacieuses en faveur de la nature et à reconnaître le rôle du secteur privé dans la transition vers une économie « net zéro » et respectueuse de la nature3.
- Le secteur financier a concentré ses efforts sur la réduction des incitations ayant un impact négatif sur la nature et sur l’augmentation des financements ayant un impact positif sur la nature en investissant dans des mécanismes tels que le paiement de services écosystémiques, les obligations vertes et les crédits biodiversité. Lors de la COP16, des intervenants de premier plan ont souligné la nécessité de créer et d’intégrer de nouveaux instruments pouvant être utilisés dans les chaînes d’approvisionnement des entreprises4.
Les solutions fondées sur la nature constituent non seulement l’approche la plus rentable pour lutter contre la perte de biodiversité et la désertification, mais peuvent aussi contribuer à hauteur de plus d’un tiers aux réductions d’émissions nécessaires d’ici à 2030 pour limiter le réchauffement climatique sous les 2 °C
Dans quelle mesure les solutions fondées sur la nature peuvent-elles contribuer à transformer les secteurs difficiles à décarboner ?
Les solutions fondées sur la nature constituent non seulement l’approche la plus rentable pour lutter contre la perte de biodiversité et la désertification, mais peuvent aussi contribuer à hauteur de plus d’un tiers aux réductions d’émissions nécessaires d’ici à 2030 pour limiter le réchauffement climatique sous les 2 °C. Les solutions fondées sur la nature sont avant tout nécessaires dans les secteurs de l’agriculture, de la foresterie et autres utilisations des terres (AFAT), qui sont responsables d’une part importante des émissions de gaz à effet de serre et de la dégradation de l’environnement au niveau mondial. En outre, ces secteurs offrent des opportunités intéressantes d’intégrer les solutions fondées sur la nature, telles que l’agroforesterie et les intrants biologiques, dans la production de matières premières comme le café et le cacao.
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Quels sont les principaux défis que pose la transition vers une économie respectueuse de la nature ? Et comment pouvons-nous les relever ?
Le principal défi consiste à traduire le concept d’économie respectueuse de la nature en mesures concrètes que les entreprises peuvent mettre en œuvre et financer au sein de leurs chaînes de valeur. S’il y a eu une croissance des produits d’investissement liés à la nature tels que le paiement de services écosystémiques, les obligations vertes, les compensations et crédits de biodiversité, il faut également développer de nouveaux produits innovants spécifiquement conçus pour transformer les chaînes de valeur des secteurs de l’agriculture, de la foresterie et de l’utilisation des terres. Ces produits devraient attirer les grandes entreprises, premières concernées par les solutions fondées sur la nature, permettant ainsi aux marchés de la nature d’atteindre l’échelle nécessaire.
Qu’entend-on par « favorables à la nature » ?
Faire en sorte que le monde compte plus de nature en 2030 qu’en 2020 et que la régénération se poursuive par la suite (Nature Positive Initiative, 2023).
Comment pouvons-nous nous assurer que les investissements favorables à la nature ont un impact, mais évitent également le greenwashing ?
Selon les Principes communs pour le suivi des financements favorables à la nature (Common Principles for tracking nature-positive finance) des banques multilatérales de développement5, les investissements favorables à la nature doivent contribuer de manière substantielle à la préservation et à la valorisation de la nature. Les résultats escomptés doivent être positifs, mesurables et susceptibles d’être évalués et contrôlés par rapport à un niveau de référence et ne doivent pas entraîner de risques ou d’impacts environnementaux négatifs significatifs.
Nous estimons que l’impact de ces investissements est encore amplifié lorsque les activités financées s’intègrent dans la transformation des chaînes de valeur des entreprises.
Comment les technologies et les innovations peuvent-elles être transposée à une plus grande échelle afin d’évoluer vers une économie respectueuse de la nature ?
Outre l’intégration des solutions fondées sur la nature dans les secteurs de l’agriculture, de la foresterie et de l’utilisation des terres, les solutions fondées sur la nature et les technologies avancées permettent la transformation d’autres secteurs qui dépendent de ressources fossiles et non renouvelables en remplaçant ces ressources par des solutions de substitution biosourcées.
Il convient de noter que chaque secteur requiert différents degrés d’innovation et de progrès technologique pour passer à un modèle de production « net zéro » et respectueux de la nature. Par exemple, le secteur de la construction adopte de nouvelles technologies et de nouveaux procédés pour fabriquer des produits en bois d’ingénierie qui peuvent remplacer l’acier et le béton en offrant de meilleures garanties environnementales6. De même, le secteur pharmaceutique utilise les technologies moléculaires pour mettre au point de nouveaux médicaments et identifier de nouvelles applications telles que les composés anti-inflammatoires issus des éponges marines, les agents antimicrobiens issus des bactéries marines et les thérapies anticancéreuses innovantes dérivées de divers organismes marins7.
Dans le cadre de cette transition, il est également essentiel de souligner le rôle des technologies basées sur la nature, qui englobent un large éventail de technologies capables d’accélérer et de développer la mise en œuvre de solutions fondées sur la nature. Il s’agit notamment de produits tels que la technologie des drones pour le reboisement, la surveillance par satellite pour vérifier les déclarations d’impact et la blockchain pour assurer la transparence, entre autres.
chaque secteur requiert différents degrés d’innovation et de progrès technologique pour passer à un modèle de production « net zéro » et respectueux de la nature
Quelles stratégies les institutions financières utilisent-elles pour évaluer et atténuer les risques de pertes liées à la nature dans leurs portefeuilles ?
La première étape devrait consister à donner la priorité au sein de l’organisation les domaines pour lesquels la dépendance à l’égard de la nature et les impacts sur celle-ci sont les plus importants. Il existe actuellement de nombreux outils permettant de réaliser une analyse de matérialité approfondie, comme Encore8.
Une fois cette étape achevée, il convient d’analyser l’impact spécifique des investissements sur la nature, sachant que la qualité de l’analyse s’améliorera au fil du temps. Si la publication d’informations relatives à la nature ne cesse d’augmenter, il convient de rappeler que seules 1’800 entreprises rendent actuellement compte de l’impact de leurs chaînes de valeur sur la biodiversité, alors qu’un tiers du marché boursier mondial divulgue des données sur l’eau9. Par conséquent, les premières évaluations se fonderont en grande partie sur des indicateurs indirects.
En ce qui concerne les risques, il est recommandé de commencer par intégrer les risques climatiques dans les évaluations des risques liés à la nature et de veiller à harmoniser les efforts déployés dans ces deux domaines au sein des portefeuilles. L’adaptation au climat et la manière dont les entreprises investies se préparent aux risques physiques susceptibles d’affecter leurs activités et leur productivité constituent par exemple un domaine de recoupement particulièrement pertinent. Concernant les opportunités, le secteur financier devrait s’engager activement aux côtés des entreprises pour déployer les solutions fondées sur la nature et les technologies permettant de s’adapter à ces risques, tout en allouant des fonds aux nouveaux produits favorables à la nature.
Comment les cadres réglementaires influencent-ils le développement des investissements fondés sur la nature, et comment les gouvernements et le secteur privé peuvent-ils collaborer de manière plus efficace ?
Les cadres réglementaires jouent un rôle crucial dans la demande de produits et de services favorables à la nature. A l’heure actuelle, les entreprises recherchent des solutions qui permettent d’atténuer de manière vérifiable les effets du changement climatique sur la chaîne de valeur afin de se conformer aux réglementations potentiellement punitives relatives au climat et à la nature en vigueur dans de nombreux pays. On peut citer à titre d’exemple le règlement de l’UE sur la déforestation et la directive de l’UE sur la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises et la directive sur le devoir de vigilance.
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Lors de la COP16, les entreprises et les investisseurs ont insisté sur la nécessité pour les pays de mettre à jour leurs stratégies et plans d’action nationaux pour la biodiversité (SPANB), qui n’ont été présentés jusqu’à présent que par 44 pays10. Il est nécessaire de définir des objectifs clairs et un cadre de suivi non seulement pour évaluer la mise en œuvre des objectifs du Cadre mondial de la biodiversité dans chaque pays, mais aussi pour aligner les efforts du secteur privé sur ces objectifs.
Actuellement, les investissements dans les solutions fondées sur la nature ne s’élèvent qu’à USD 200 milliards par an, alors que les estimations indiquent que ce montant devrait être multiplié par quatre d’ici à 2050 pour atteindre les objectifs en matière de protection de la nature et de lutte contre le changement climatique
Pourquoi la perte de nature doit-elle être considérée comme un enjeu en matière d’investissement plutôt que comme un problème environnemental ?
La perte de nature doit être considérée comme une question liée à l’investissement et non pas seulement comme un problème environnemental, car ses implications économiques sont considérables. Actuellement, les investissements dans les solutions fondées sur la nature ne s’élèvent qu’à USD 200 milliards par an, alors que les estimations indiquent que ce montant devrait être multiplié par quatre d’ici à 2050 pour atteindre les objectifs en matière de protection de la nature et de lutte contre le changement climatique. Parallèlement, 8% du PIB mondial, soit USD 7’000 milliards, sont consacrés chaque année à des activités qui dégradent la nature, telles que l’agriculture conventionnelle et l’extraction de combustibles fossiles. Le secteur privé représente 70% de ces investissements nuisibles, mais contribue pour moins de 20% aux investissements dans les solutions fondées sur la nature11.
A mesure que l’on prend conscience de la nécessité de combler le déficit d’investissement dans la nature, les produits et services favorables à la nature pourraient faire l’objet d’une revalorisation majeure
A mesure que l’on prend conscience de la nécessité de combler le déficit d’investissement dans la nature, les produits et services favorables à la nature pourraient faire l’objet d’une revalorisation majeure. Quatre facteurs clés devraient contribuer à cette évolution :
- la demande de la part des entreprises et des gouvernements de solutions d’atténuation du changement climatique ;
- la demande croissante de solutions d’adaptation au changement climatique, à mesure que les entreprises et les gouvernements cherchent à éviter les coûteuses perturbations des chaînes de valeur et des communautés causés par la multiplication des crises climatiques et environnementales, qui peuvent entraîner une inflation des prix des denrées alimentaires12 ;
- la demande de la part des entreprises de produits et de services permettant d’atténuer de manière vérifiable les effets du changement climatique dans leurs chaînes de valeur, afin de se conformer à des réglementations potentiellement punitives relatives au climat et à la nature ;
- les nouvelles technologies et connaissances scientifiques disponibles pour mettre en œuvre les solutions fondées sur la nature et mesurer leurs résultats en termes économiques et environnementaux.
Les solutions fondées sur la nature et les technologies avancées peuvent remodeler d’autres secteurs qui dépendent actuellement des combustibles fossiles et de ressources non renouvelables
Existe-t-il des exemples de modèles d’affaires qui s’articulent autour de la nature, plutôt que de simplement l’exploiter ?
Au cours des dernières décennies, la nécessité de s’éloigner des modèles de production et de consommation linéaires, basés sur l’extraction et générateurs de déchets, est apparue de plus en plus clairement. Pendant cette période, le concept d’« économie circulaire » s’est répandu pour exprimer la nécessité de mettre en place des chaînes de valeur et des systèmes économiques qui permettent d’éliminer les déchets et la pollution tout en réutilisant les produits et les matériaux13. Plus récemment, ce concept a évolué pour intégrer la nécessité de passer à une « bioéconomie circulaire ». La bioéconomie circulaire est un paradigme économique axé sur le développement de chaînes de valeur circulaires et biosourcées par la restauration, la protection et l’utilisation durable des ressources naturelles, ainsi que par l’application des technologies et connaissances scientifiques14.
Lire aussi : Comment l'économie circulaire peut-elle répondre aux défis environnementaux ?
La bioéconomie circulaire place les solutions fondées sur la nature au cœur des chaînes de valeur. Ces solutions peuvent non seulement être utilisées pour produire des ressources biologiques telles que les denrées alimentaires, le coton et le bois, mais aussi fournir des services écosystémiques vitaux comme le piégeage du carbone, la lutte contre les nuisibles, ainsi que la régulation des sols et de l’eau. En outre, les solutions fondées sur la nature et les technologies avancées peuvent remodeler d’autres secteurs qui dépendent actuellement des combustibles fossiles et de ressources non renouvelables, tels que les secteurs de la chimie, du textile, du plastique ou de la construction15.
Ces exemples illustrent la manière dont les modèles d’affaires peuvent être structurés en fonction de la nature, pour favoriser la durabilité et la résilience tout en contribuant activement à la santé de nos écosystèmes.
Quel rôle le secteur financier peut-il jouer dans la transition vers une nouvelle économie respectueuse de la nature ?
Le secteur financier devrait s’attacher à réduire les incitations ayant un impact négatif sur la nature et à augmenter les financements favorables à la nature. Cela correspond, respectivement, aux cibles 18 et 19 du Cadre mondial de la biodiversité, qui sont également liés à l’impératif pour les entreprises de contrôler, évaluer et communiquer les risques et les incidences négatives sur la biodiversité (cible 15).
Quelles opportunités peuvent résulter de la transition vers une nouvelle économie respectueuse de la nature ?
Lors de la COP16, des représentants des secteurs de l’agriculture et de l’énergie ont présenté leurs initiatives de déploiement des solutions fondées sur la nature. Par exemple, certaines entreprises agroalimentaires ont exposé la manière dont elles développent des pratiques d’agriculture régénératrice pour accélérer leur transition vers une économie « net zéro » et respectueuse de la nature, tout en améliorant les moyens de subsistance des agriculteurs et des communautés locales.16
Lire aussi (article en anglais) : Feeding the Future – food solutions for climate and biodiversity
Qu’en est-il des marchés privés ?
Il existe de nombreux exemples d’instruments de financement favorables à la nature. A cet égard, il convient de noter que la COP16 a lancé un cadre pour guider le développement d’un marché de crédits biodiversité à haute intégrité. Ce cadre encourage notamment l’utilisation de crédits biodiversité pour contribuer de manière concrète aux objectifs de protection de la nature à la compensation au niveau local des effets sur la biodiversité selon des critères stricts et à l'investissement proactif dans les chaînes d'approvisionnement des acheteurs.17
l’approche de la bioéconomie circulaire cherche spécifiquement à privilégier les investissements dans les solutions au sein des secteurs qui sont responsables d’une large part des émissions mondiales de gaz à effet de serre et de la dégradation de l’environnement
Cette initiative est particulièrement opportune car il existe déjà d’autres projets de solutions fondées sur la nature pouvant faire l’objet d’investissements, outre les crédits biodiversité, qui peuvent être intégrés dans les chaînes d’approvisionnement d’entreprises agricoles et forestières (évalués à plus de USD 21 milliards18), mais aussi parce que l’approche de la bioéconomie circulaire cherche spécifiquement à privilégier les investissements dans les solutions au sein des secteurs qui sont responsables d’une large part des émissions mondiales de gaz à effet de serre et de la dégradation de l’environnement.
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