Pendant trop longtemps, la majorité des investisseurs professionnels ne se sont pas trop souciés de savoir si les activités et les actions des entreprises dans lesquelles ils investissaient avaient des conséquences négatives pour l'environnement, notre santé ou notre niveau de vie. Ceci, appelé communément « externalités » était plutôt du ressort des autorités publiques. La responsabilité des investisseurs consistait simplement à évaluer la valeur des actions, bonne ou mauvaise, en fonction des paramètres financiers de leur préférence ou de ceux qui étaient à la mode. Mais, la montée du populisme et le défi qui en découle pour la survie du libéralisme économique, font qu’un investisseur avisé ne peut plus se tenir à l'écart et ignorer les conséquences - qu’elles soient minimes ou totalement nocives - relatives au comportement des entreprises. Investir de manière soutenable, cela veut dire exploiter le pouvoir des capitaux pour favoriser une société durable.
Permettez-moi de faire ici un aveu un peu embarrassant...
J'ai obtenu dans une grande université, l'un de ces diplômes Philosophie, Politique et Economie (PPE) censé doter une jeune personne des capacités intellectuelles nécessaires pour devenir, par exemple, premier ministre. Mais, 20 ans se sont écoulés avant que je ne comprenne réellement ce que je considère être le concept le plus important pour les politiques publiques et l’économie : les « externalités » ; et pourquoi le fait de s’y confronter constitue le défi numéro un pour nos démocraties de marché.
Ces externalités représentent l’idée économique la plus sous-estimée et peut-être la moins connue de toutes. Il s’agit des avantages et des inconvénients résultant de la façon dont les produits sont fabriqués ou les services fournis, qui ne sont pas compris dans le coût de ces produits et services et qui ont également un impact qui va bien au-delà des producteurs et des clients.
Pourquoi les externalités revêtent une importance majeure
L'exemple le plus classique de notre époque serait le réchauffement climatique et la désertification ou les inondations de lieux éloignés des transports, des usines et des centrales électriques des pays les plus riches et industrialisés.
L’augmentation de l’obésité dans les pays riches en est un autre exemple, qui pourrait peser lourdement sur les systèmes de santé publique. Une tendance perçue par beaucoup comme une preuve que le prix d’une barre de chocolat ou d’une boisson gazeuse ne reflète pas le fardeau que représente la consommation abusive de glucides pour la société.
D'où la mode des taxes sur le sucre, bien que ce soit une problématique pouvant être considérée comme un facteur favorisant les inégalités, puisqu'elles sont plus punitives pour les pauvres. Il en va de même pour les diverses taxes vertes et les initiatives de tarification du carbone, censées inciter les énergéticiens à produire une énergie durable.
Comportement éthique et investissements fructueux vont de pair
Ceci pose une question fondamentale aux investisseurs. Doivent-ils ignorer complètement les externalités et investir simplement sur la base d'une évaluation du cash-flow visible généré par une entreprise ? Quand je travaillais au Financial Times dans les années 1990, ce n'était pas seulement l'opinion générale, mais la plupart des commentateurs allaient plus loin et affirmaient qu'agir autrement saperait le capitalisme. C'était vraiment une autre époque !
A l’inverse, doivent-ils plutôt investir sur la base de leur intuition ou de leur interprétation de la manière dont les autorités publiques sont susceptibles de corriger les défaillances du marché et d’instaurer des taxes ou d'autres mécanismes de tarification pour saisir les externalités ? Ou doivent-ils aller plus loin encore et se lancer dans des recherches fondamentales pour évaluer les avantages et les inconvénients d’activités commerciales spécifiques sur la société ?
La vraie question est de savoir s’il existe une tension entre l’éthique et la génération de rendements d’investissements supérieurs à la normale.
Je dirais, sur la base des externalités les plus visibles de notre époque, qu’il existe une fausse dichotomie entre le profit et le type d’investissement durable qui privilégie les activités génératrices d’avantages pour la société, tout en disqualifiant celles pourvoyeuses d’inconvénients.
Il existe une fausse dichotomie entre le profit et le type d’investissement durable qui privilégie les activités génératrices d’avantages pour la société, tout en disqualifiant celles pourvoyeuses d’inconvénients.
Le jour où je me suis réveillé
Si je devais choisir un moment où cette idée m’est venue, bien que je ne l'ai pas réalisé tout de suite à l'époque, ce serait juste après 22 heures le 14 septembre 2008 ; soit le dimanche soir précédant la requête de la société Lehman d’être placée sous la protection du Chapitre 11 de la loi américaine sur les faillites. Je présentai en direct le journal télévisé de la BBC et expliquai à 6 millions de Britanniques que l’une des plus grandes banques d’investissement au monde était sur le point de faire faillite. Ce qui me venait d’abord à l’esprit, c'est que nous allions tous payer pour cela ; cela me semblait effrayant et injuste.
Lehman était l’incarnation même d'une bulle bancaire qui avait constamment enrichi une génération de banquiers et de traders au cours de la décennie précédant le grand krach de 2008 et qui avait ensuite appauvri irrévocablement toute une génération de citoyens aux revenus bas ou moyens au cours de la décennie suivante.
Lehman était l’incarnation même d'une bulle bancaire qui avait constamment enrichi une génération de banquiers et de traders au cours de la décennie précédant le grand krach de 2008 et qui avait ensuite appauvri irrévocablement toute une génération de citoyens aux revenus bas ou moyens au cours de la décennie suivante.
Je présumai alors, qu'il y aurait des émeutes dans les rues, des manifestations de masse. Et, il y en a eu quelques-unes en effet. Mais, la révolte populaire la plus significative, qui réclamait des réponses simples à des problèmes complexes, a eu lieu dans les urnes.
Pourquoi le populisme a été enfanté par Lehman
Un fil conducteur relie les votes en faveur du Brexit et de Donald Trump et la prolifération d’innovations telles que les CDO1 synthétiques - ces titres financiers liés au marché des subprimes - qui n’étaient pas la preuve par Greenspan de la perfection des marchés, mais qui cachaient le risque derrière un écran et enrichissaient quelques banquiers, aux frais, douloureux et extrêmement élevés, de nombreux contribuables.
Ce qui importe, n’est pas de savoir si le Brexit et Donald Trump amélioreront réellement les conditions de vie des moins riches. C’est plutôt le fait qu’un groupe démographique - constitué, selon Theresa May, de ceux « qui parviennent tout juste à joindre les deux bouts » (et dont elle n’a plus fait aucun cas par la suite, selon certains) - a compris avec justesse que, 30 années de libéralisation des marchés financiers, de mondialisation et de concurrence entre les pays pour réduire les impôts des entreprises ont enrichi une petite élite au sommet, ainsi que des centaines de millions de personnes en Asie ; et les avaient, pour leur part, destinés à des emplois devenus précaires et mal payés dans des centres d'appels ou dans des petits boulots apparus avec le digital.
L'espoir évanoui d'une vie meilleure pour la classe ouvrière des pays riches est ce que l’on pourrait appeler, en quelque sorte, la mère de toutes les externalités, de la libération des marchés financiers d’une économie mondiale construite par une élite pour une élite.
Désolé pour les hedge funds
Le paradoxe cruel et exquis, est que certains hedge funds et certains « short sellers2» (vendeurs à découvert) ont clairement identifié à la fois la mauvaise évaluation du risque et la bulle immobilière qui en a résulté, et qui a causé de tels dommages aux économies et aux niveaux de vie.
Mais, lorsqu’ils ont tiré parti de l'effondrement des cours des obligations et des actions bancaires, lié au fait que des personnes pauvres étaient expulsées de leur maison qu'ils n’avaient pas les moyens de payer, leur vente à découvert, action moralement neutre, a été interprétée (à tort) comme une manœuvre de riches profitant de l’infortune des malheureux.
Et c’est toute la finance qui a été discréditée.
L’investissement durable n’est pas un luxe
C'est pourquoi, les investisseurs seraient fous de penser qu'investir de manière soutenable, et même éthique, reste un luxe réservé à ceux qui ont plus d'argent que de bon sens.
Les trois décennies ou presque, qui ont suivi le consensus Margaret Thatcher - Ronald Reagan établi en 1980, ont trop parié sur la capacité des marchés à fixer les prix et se sont en général attaquées aux externalités une fois que les dégâts étaient déjà causés. Elles nous ont également gratifiés d’une élévation du niveau de la mer, de menaces affectant la biodiversité, d’une obésité réduisant l’espérance de vie et d’une pollution atmosphérique urbaine, ainsi que de la plus longue stagnation du niveau de vie des personnes à revenus bas et moyens depuis le début du XIXe siècle.
Il y a par ailleurs de plus en plus d’escrocs qui, aujourd’hui, proposent des solutions fallacieuses à des problèmes d’une importance vitale. Pour la première fois de ma vie, je dois donc accepter qu’il est naïf de tenir pour acquis notre démocratie libérale, notre État de droit et notre mode de vie.
Si ceux qui gèrent l'argent de millions d'entre nous n'utilisent pas leur pouvoir financier pour s'attaquer à la déprédation environnementale et sociale là où ils la constatent, ils risquent de voir leur propre écosystème - l'économie des marchés financiers - démantelé par une nouvelle génération de démagogues, qui accordent bien peu de prix à notre liberté chérie.
Biographie
Robert Peston, éditorialiste politique sur ITV et présentateur de l’émission politique « Peston », est le fondateur de l’organisation caritative Speakers for Schools. Il est également Président de Hospice UK. Dans ses quatre livres, « How Do We Fix This Mess », « Who Runs Britain? », « Brown’s Britain » et le dernier en date « WTF? », il décrypte les causes et les conséquences du désaveu auquel font face les politiciens du courant dominant, ainsi que la politique habituelle dans de nombreux pays riches. Il prend également position sur la façon de réparer la Grande-Bretagne brisée. Pendant une dizaine d’années, jusqu'à fin 2015, il a été éditorialiste et rédacteur économique à la BBC. Auparavant, il a été rédacteur en chef du « Sunday Telegraph », rédacteur politique et financier du « Financial Times », chroniqueur pour le « New Statesman » et le « Sunday Times » et il a occupé différentes fonctions « The Independent ». Robert Peston a remporté plus de 30 prix pour son travail de journaliste, dont celui de Journaliste de l'année de la « Royal Television Society ». Il est auteur du blog itv.com/robertpeston, et vous pouvez le suivre sur Facebook et sur Twitter (@peston).
Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles du Groupe Lombard Odier.
1 Un CDO se réfère à « Collateralized Debt Obligation », (en français : « obligation adossée à des actifs »).
2 Vente à découvert : La vente à découvert consiste à vendre à terme un actif que l'on ne détient pas le jour où cette vente est négociée mais qu'on se met en mesure de détenir le jour où sa livraison est prévue.
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