perspectives d’investissement
Restructuration d’Evergrande : démolition contrôlée
La tourmente qui secoue Evergrande atteint son paroxysme, car le promoteur immobilier chinois ne devrait pas honorer les paiements d’intérêts sur deux obligations dus le 23 septembre. Selon nous, la restructuration de la société est courue d’avance, étant donné ses fragilités bien connues en tant que promoteur immobilier très endetté et fortement dépendant de financements à court terme non viables. Le statut d’entreprise privée de la société exclut toute intervention directe de l’Etat pour indemniser les porteurs d’obligations et d’actions. La restructuration de la dette est sur les rails.
La question clé pour les investisseurs est de savoir si la restructuration de la société peut déclencher une contagion aux marchés financiers chinois, voire au reste du monde. Après avoir ramené le prix des obligations en USD d’Evergrande en dessous de 30 cents par dollar, les marchés semblent se concentrer sur les risques de contagion. D’autres noms du secteur immobilier chinois non-investment grade ont vu le prix de leurs obligations offshore en USD chuter ces dernières semaines. Quelques compagnies d’assurance et banques commerciales très exposées au secteur subissent des pressions. Les marchés actions mondiaux, stables jusqu’à la fin de la semaine dernière, ont reculé le 20 septembre. Les investisseurs se demandent si le « moment Lehman » de la Chine est arrivé.
Notre réponse est clairement non. Nous comparons la situation d'Evergrande à une « démolition contrôlée » ; la société sera restructurée, mais les implications systémiques sont limitées. Même si les marchés sont volatils pendant la saison relativement peu liquide des fêtes de la mi-automne en Asie, les cours devraient se stabiliser lorsque les décisions de Pékin concernant le promoteur immobilier en difficulté seront claires. Trois raisons expliquent notre réponse.
Première raison : Evergrande, un cas particulier
La première chose à souligner au sujet de la situation d’Evergrande est que les tactiques de financement extrêmement agressives de la société la singularisent. Dans le cadre du nouveau test d’endettement, lancé par la Banque populaire de Chine (PBoC) et le ministère du Logement en août 2020, les promoteurs immobiliers doivent maintenir leur ratio passif/actif en dessous de 70% (à l’exclusion des ventes contractuelles avant achèvement ou « préventes »). En outre, le ratio dette nette/fonds propres doit rester inférieur à 100%, et les entreprises doivent maintenir une couverture en liquidités de la dette à court terme supérieure à 1 avant d’être autorisées à augmenter leur passif global. Evergrande a échoué aux trois tests (communément appelés les « trois lignes rouges ») en 2020. Elle a difficilement réussi à ramener son ratio d’endettement net en dessous de 100% après des mois de désendettement douloureux.
Alors même qu’elle peinait à répondre aux attentes gouvernementales en matière de désendettement, Evergrande a maximisé ses provisions pour prêts auprès des banques (allant jusqu’à acquérir une petite banque à cette fin), a utilisé les préventes comme canal de financement de facto et a accru sa dépendance aux effets commerciaux à court terme, qui représentent près de 30% de son passif. La société est également connue pour d’autres ruses financières, comme l’annonce d’une éventuelle cotation en Bourse de ses filiales dans des activités secondaires telles que l’eau en bouteille, les véhicules électriques et le lait maternisé.
Cet historique singulier explique pourquoi de nombreux acteurs du marché qui suivent l’actualité chinoise ne sont pas surpris par les difficultés d’Evergrande. Malgré tous les efforts déployés par la société pour réduire son endettement, la non-viabilité fondamentale de son modèle de financement et donc la nécessité de restructurer sa dette sont devenues encore plus évidentes cette année. Pour cette raison, le sort probable d’Evergrande doit être considéré comme celui d’une société durablement fragile face à des turbulences prévisibles, plutôt que comme une insolvabilité inattendue.
Le statut d’exception d’Evergrande est également important pour notre évaluation du risque de contagion, car l’ampleur du problème n’est pas aussi considérable pour d’autres promoteurs immobiliers qui sont souvent considérés de la même manière que le promoteur en difficulté. Guangzhou R&F, un autre promoteur noté B qui ne respecte pas les trois seuils d’endettement fixés par le gouvernement, a un passif total qui ne représente qu’un cinquième de celui d’Evergrande. SUNAC, une autre entreprise qui ne respectait pas les trois lignes rouges du gouvernement, a considérablement amélioré ses ratios et sa conformité au cours de l’année écoulée et est désormais en mesure d’augmenter sa dette de 10%, si nécessaire. Six autres promoteurs qui ne respectaient pas au moins une des trois lignes rouges sont désormais totalement conformes et leur dépendance à l’égard des financements à court terme est sensiblement réduite. En clair, l’ensemble du secteur présente des ratios d’endettement et des niveaux de trésorerie meilleurs que ceux d’Evergrande.
Deuxième raison : l’importance des préventes dans le passif d’Evergrande et les risques politiques liés à la colère des acheteurs immobiliers
Une autre caractéristique spécifique à Evergrande est que les titres de dette négociables ne représentent qu’une petite partie du fardeau global de sa dette. Plus de la moitié de son passif, qui s’élève à environ RMB 2’000 milliards, est constituée de comptes créditeurs et de lettres de change liées aux préventes. Sur l’ensemble de son passif, 14% ont été reconditionnés et vendus à des investisseurs particuliers en tant que « produits de gestion de patrimoine », mais la garantie d’Evergrande pour ces produits semble se limiter essentiellement à ceux achetés par les salariés, ainsi que leurs familles et amis. En outre, les prêts bancaires représentent un peu plus de 10% du total du passif, mais les banques ont la priorité pendant le processus de restructuration, les garanties couvrant une partie des prêts. Même si tous les prêts non garantis des banques à Evergrande sont perdus, le secteur bancaire chinois dans son ensemble maintiendra son ratio d’adéquation des fonds propres autour de 11%, ce qui est supérieur au minimum réglementaire de 9,5%. Les billets de trésorerie qui constituent une part essentielle du financement problématique de la dette à court terme d’Evergrande pourraient affecter les banques de manière inégale en cas de cessation de paiement, mais les autorités peuvent rapidement supprimer toute tension entre les banques. Les obligations négociables ne représentent qu’un maigre 9% du passif total.
La structure du passif d’Evergrande implique donc que ce problème est gérable tant que : (1) les projets sont achevés et livrés aux acheteurs immobiliers ; (2) les obligations envers les salariés et les entrepreneurs sont honorées dans le processus ; (3) les banques et les trusts subissent une certaine « décote » en tant que porteurs d’obligations de premier rang ; et (4) les détenteurs d’obligations et d’actions font les frais de la restructuration, d’autres étant prioritaires avant eux. La réalisation des projets dépendra probablement de leur acquisition par d’autres sociétés (publiques ou privées) aux bilans sains, en échange de terrains d’Evergrande. Nous anticipons que le gouvernement fournira des liquidités et un soutien réglementaire pour aider à la réalisation des projets.
Les préventes sont devenues un canal de financement de facto pour les promoteurs immobiliers chinois. Il s’agit là d’un sous-produit des restrictions croissantes imposées par le gouvernement aux canaux de financement officiels et du manque de standardisation dans les différentes municipalités en matière de supervision des activités de prévente. De nombreux promoteurs immobiliers agressifs ayant des objectifs de croissance ambitieux, mais ne disposant pas de possibilités d’emprunt auprès des banques ou des marchés obligataires, ont eu recours à la vente contractuelle. De nombreux gouvernements locaux leur ont alors laissé une grande latitude quant à l’utilisation des recettes et au calendrier de livraison des projets. Mieux encore, aucun intérêt n’est associé aux préventes. Attiré par ces avantages, le secteur dans son ensemble a augmenté ces ventes contractuelles, libérant ainsi les liquidités liées aux projets existants. Si les promoteurs deviennent insolvables, ce sont des millions de ménages qui risquent de se voir livrer des maisons vides et inachevées.
Nous sommes convaincus que l’intervention du gouvernement après la cessation de paiement sera efficace, car l’alternative est un scénario de millions d’acheteurs immobiliers en colère. Nous estimons qu’environ 1,3 à 1,5 million de personnes ont déjà investi leurs économies dans des projets inachevés d’Evergrande via des préventes. Ce chiffre peut bien sûr augmenter si la faillite d’Evergrande déclenche d’une manière ou d’une autre un vaste mouvement de contagion. Tout manquement à l’obligation de livrer les nouveaux logements promis à ces investisseurs pourrait provoquer des remous politiques, en particulier au moment où les dirigeants chinois commencent à mettre en place le programme national pour leur prochain mandat. Nous pensons que le choix des autorités est évident.
Troisième raison : le cadre réglementaire de la Chine empêche les boucles de rétroaction négative
Le cadre réglementaire chinois rend très improbables les boucles de rétroaction négative de ventes au rabais à l’échelle du secteur et les pertes liées à l’évaluation au prix du marché qui conduisent à une crise de solvabilité. Le marché de l’immobilier en Chine n’est pas un marché libre. Les autorités locales chinoises ont renforcé leur réglementation des conditions de transactions immobilières, y compris les « prix plancher » à 15% des prix approuvés. Les collectivités locales sont également habilitées à suspendre les transactions sur les maisons existantes et à soumettre les nouvelles propriétés à une période de « réflexion » comprise entre quatre et six ans lorsque la revente est suspendue. Les autorités de réglementation peuvent bloquer toute tentative de mise sur le marché d’un grand volume de propriétés en stock si cela est jugé déstabilisant pour les marchés.
Même si un promoteur obtient l’autorisation de brader ses biens immobiliers, il est peu probable qu’il trouve des acheteurs prêts à s’emparer de ces biens. Depuis l’introduction des « lignes rouges », tous les promoteurs immobiliers, y compris ceux dont les bilans sont solides, doivent s’assurer que leur endettement n’augmente pas de manière significative au point de menacer leur conformité. Cela empêche la plupart des promoteurs de répondre aux ventes au rabais. Les ménages ont également tendance à payer une propriété au prix fort par le biais des préventes, ce qui limite leur capacité à absorber un grand volume de stocks.
Conclusion : la contagion est peu probable, mais le désendettement va se poursuivre
La nécessité politique veut que les acheteurs de logements d’Evergrande soient indemnisés aux dépens des autres créanciers, et nous pensons que cela obligera le gouvernement à participer à la coordination entre les créanciers et les promoteurs. Pour s’assurer que sa participation sera fructueuse et économique, le gouvernement fera de son mieux pour limiter la restructuration aux cas extrêmes comme Evergrande, en adoptant une approche de « démolition contrôlée » et en résolvant les risques un ou deux cas à la fois, selon les besoins. Dans le cas d’Evergrande, nous pensons que le cadre récemment annoncé, en vertu duquel les gouvernements locaux ou les entreprises reprennent les projets inachevés de l’entreprise « région par région », est logique. Si cela se concrétise, le patrimoine foncier d’Evergrande sera utilisé comme une incitation à la reprise. Nous prévoyons que la plupart des projets seront livrés aux acheteurs immobiliers, et que les salariés et les entrepreneurs éviteront probablement des pénalités économiques importantes. Les banques ou les compagnies d’assurance surexposées pourraient subir des pertes sous forme de créance en souffrance ou de destruction de fonds propres, mais nous ne pensons pas qu’il en résultera un épisode de stress majeur pour une banque individuelle. De fait, le marché des capitaux onshore reste relativement calme. Une contagion durable est très improbable. Nous pensons qu’il y aura même un rebond de soulagement dès que le plan du gouvernement sera clair.
Certains médias affirment que le gouvernement n’a pas les moyens budgétaires de secourir les promoteurs immobiliers, mais il serait erroné d’envisager le problème sous cet angle. Ce qui importe le plus pour les créanciers, c’est la crédibilité d’une restructuration isolée pour ces promoteurs immobiliers vulnérables, car il s’agit d’entités privées qui ne recevront pas d’aide directe de l’Etat. Il est logique que le gouvernement restructure l’entreprise et minimise ensuite les retombées en donnant des directives au secteur et en compensant par un assouplissement de la réglementation ou de la politique macroéconomique. A cet égard, nous pensons que le gouvernement dispose d’importants moyens pour réaliser la restructuration d’Evergrande sans trop de heurts. Nous constatons que le gouvernement aborde cet épisode avec une politique monétaire et budgétaire rigoureuse. Il a la possibilité d’assouplir davantage sa politique.
Evergrande reste un test sérieux pour l’écosystème financier de la Chine. L’objectif du gouvernement de faire respecter les « trois lignes rouges » par l’ensemble du secteur au cours des prochaines années semble ambitieux. Il faut pour cela réduire les engagements du secteur, qui représentent RMB 16 à 20’000 milliards. Nous pensons que le gouvernement pourrait proposer un calendrier plus raisonnable une fois que le secteur sera sorti de la « démolition contrôlée » financière d’Evergrande. Néanmoins, la tendance à moyen terme au désendettement signifie que le secteur aura du mal à retrouver son statut de cible privilégiée pour les flux de capitaux, même si les entreprises qui survivront à ce processus attireront les investisseurs à la recherche d’opportunités de crédit.
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